20

 

 

Doug s’approchait de la foule agglutinée devant le restoroute, quand une immense fatigue l’accabla soudain. Il avait l’impression d’avoir vécu en une nuit aussi intensément qu’en un mois – et un mois terrible. Adelle pleurait en se mordillant la lèvre, tout en tenant ses deux filles enlacées. Doug fut réconforté de les retrouver. Il tendit les bras et Adelle vint se nicher contre son poitrail en sanglotant.

— Comment est-il ? demanda-t-elle.

— Je n’en suis pas vraiment certain, mais… eh bien, il… (Doug poussa un petit rire amer, incapable de croire à ce qu’il allait expliquer.) Il est comme elles. Il fait partie de la même espèce. Et il est… très malade. Du moins, il en a l’air. Oh ! et puis, j’en sais rien. Jon prétend que ça fait un an qu’il est mort.

Adelle ferma les yeux, lèvres pincées pour retenir ses larmes, et détourna la tête.

— Ma chérie, je ne voulais pas te faire de la peine. Pour l’instant, il se repose.

Le front soucieux, il lui massa les épaules. Qu’Adelle soit aussi bouleversée et préoccupée du sort de Bill lui brisait le cœur. Bien sûr, il savait qu’il avait là une réaction puérile et injuste. Après tout, Bill et Adelle avaient été mariés et avaient eu trois enfants ensemble. Mais n’empêche. En voyant l’émotion qu’avaient suscitée ces retrouvailles, un an après leur séparation, Doug était bouleversé et perdait son assurance. Il secoua la tête avec violence pour chasser toutes ces pensées de son esprit, puis la serra contre elle sans prononcer un mot pendant un long moment. Enfin, il se tourna vers Jon. Quelques mètres plus loin, il surveillait le camion de son papa, les yeux rouges et les lèvres tremblantes.

— Jon, ça va ?

Il fit signe que oui.

— On veut le voir ! s’écria Cece d’une voix stridente.

Doug se pencha vers elle et lui caressa la joue.

— Ma chérie, tu ne peux pas le voir. Pas pour l’instant. Il est très malade. Plus tard, peut-être.

Certes, il savait qu’il lui disait là un mensonge. A moins qu’il ne parvienne à aider Bill. Il embrassa Adelle, puis repartit en direction de la foule bruyante. Tout le monde tremblait de froid, l’air effrayé. On aurait pu palper l’angoisse de tous ces gens. Levant les bras, il cria :

— Heu… Excusez-moi, les amis. Pouvez-vous m’accorder un instant d’attention ?

Quelques visages se tournèrent vers lui. Doug commença :

— Heu… Nous ne pensons pas que ces… ces créatures sortiront après le lever du soleil, et il fait déjà presque jour. Mais il serait préférable que d’ici là, tout le monde s’éloigne du Gold Pan. Pourriez-vous tous gagner la route, là-bas ? Je crois que si nous…

Un moteur rugit soudainement.

— Il démarre son camion ! glapit Jon.

Doug se retourna et vit les phares du Kenworth de Bill éclairer dans leur direction. Il remarqua aussi que Bill était protégé par ses lunettes de soleil et qu’il les regardait de loin.

— Mais qu’est-ce qu’il fout ? murmura-t-il.

Le silence tomba dans le parking. Tous les regards étaient braqués sur le camion bleu.

— Il est incapable de conduire, hurla Jon. Il est trop faible. M’man, faut l’arrêter.

Il détala vers la route mais Doug le retint par le bras.

— Tsst-tsst. Reste ici.

Le moteur ronronnait au ralenti.

Le ciel s’éclaircissait.

La neige tombait toujours.

Puis le camion se mit en marche. Il roula lentement, tourna brusquement sur la gauche comme pour effectuer un demi-tour. Mais non. Au dernier moment, il fila tout droit, arrachant les barrières délimitant le parking, ainsi qu’une partie d’un vieux panneau de signalisation routière.

Des cris de colère et de peur retentirent.

La gorge de Doug devint toute sèche.

— Oh ! le salaud, souffla-t-il.

Le Kenworth lança un, deux, puis trois coups de klaxon, tout en prenant de la vitesse, défonçant au passage le pare-chocs arrière d’un petit pick-up garé en biais. Le pick-up pivota sur lui-même. Désormais, Bill actionnait son klaxon en continu, comme une sorte de gémissement lugubre.

Doug se tourna dans l’autre sens pour suivre le camion des yeux. Aussitôt, il hurla à pleins poumons :

— Courez ! Courez tous jusqu’à la route. Vite !

Il prit Cece sous un bras et poussa Adelle devant lui, qui tenait Dara par la main.

Mâchoires serrées, Jon resta cloué sur place. Il regardait le camion de son père.

— Bon Dieu, Jon, viens ! hurla Doug.

Et tous s’enfuirent en courant. Certains tombèrent dans la mêlée et se mirent à progresser à quatre pattes jusqu’à ce qu’ils puissent enfin se redresser. Plusieurs furent piétinés. Des hurlements déchiraient l’aube et la neige tombait sans discontinuer…

… Jonny recula, lentement d’abord, les yeux fixés sur le Kenworth. Derrière le pare-brise, il discernait le balancement du tricératops que son papa lui avait offert. Il regardait toujours le visage de son père qui bringuebalait en tous sens, alors que son engin prenait de plus en plus de vitesse. Alors Jon recula un peu plus vite, puis se mit à courir. Le Kenworth s’approchait de la station-essence, se dirigeant droit sur la première rangée de pompes. En un quart de seconde, le temps d’un éclair, il vit son père tourner la tête vers la vitre de la portière. Ses lunettes de soleil étaient de guingois sur son nez, et sa bouche formait un grand trou noir d’où s’échappait un hurlement muet.

Alors, pleurant et hurlant, Jon prit les jambes à son cou.

L’enfer jaillit soudainement du sol.

La déflagration déclencha un souffle assourdissant. L’impact projeta Jon sur plusieurs mètres. Il atterrit dans les arbustes, se releva à toute allure et repartit à fond de train. Il ne voulait surtout pas regarder derrière lui, surtout pas assister à la mort de son père.

Malheureusement ce fut plus fort que lui. Il se retourna et continua à courir à reculons.

Des flammes gigantesques et haineuses engloutirent le Kenworth de son papa. Fusant vers le ciel, une fumée noire et épaisse monta à l’assaut des nuages. Le dais protégeant les pompes à essence s’envola gracieusement, puis retomba lentement en heurtant le toit de plusieurs véhicules dans un fracas de tonnerre.

Il y eut une deuxième déflagration, moins violente, provenant des fondations du bâtiment principal. Le Gold Pan disparut en projetant des moëllons dans toutes les directions. Bien que Jon soit de l’autre côté de la route, la chaleur picotait son corps et brûlait ses yeux.

Puis ce fut au tour des pompes à diesel d’exploser. Un autre dais en acier fusa dans le ciel, emporté par les flammes. Il alla s’effondrer sur une file de camions.

Les derniers clients à fuir le restaurant s’égaillaient aux quatre coins cardinaux. La plupart des gens étaient plaqués au sol, soit pour se protéger soit à cause de l’énorme secousse. Des cris affolés retentissaient comme une symphonie discordante accompagnant ce ballet de feu.

Jon ne pouvait ni parler ni émettre le moindre son. Il restait paralysé au milieu de la route et pivotait avec lenteur sur lui-même, tandis qu’une averse de morceaux de bitume, de débris de métal et de bois calcinés tombait du ciel. Aussi atroce que soit ce spectacle, l’image la plus aiguë qui se grava dans sa mémoire fut celle de son papa, le visage rongé par la mort, les lunettes de traviole sur le nez, qui hurlait en silence en fonçant droit vers son destin fatal. La voix étranglée par les larmes, quelques personnes avaient entonné un nouveau cantique, tandis qu’elles se regroupaient de l’autre côté de la route.

Adelle se précipita vers son fils. Le prenant dans ses bras, elle le couvrit de baisers en murmurant : « Jon, Jon, mon Jon ! » Tout en le tenant contre son flanc, elle l’entraîna auprès de ses sœurs. Le corps secoué de sanglots, elles gardaient la tête enfouie dans le grand manteau de Doug.

Tous les cinq se pelotonnèrent les uns contre les autres quand une sorte de rugissement domina soudain les hurlements de la foule. On eût dit tout d’abord une formidable rafale de vent soufflant dans les grands pins. Peu à peu, les gens se calmèrent. Rigides, ils attendaient, le cœur serré d’angoisse, la prochaine catastrophe. Des têtes se tournèrent vers la gauche, dans l’espoir de détecter l’origine de ce nouveau vacarme. Ce fracas assourdissant surmontait les voix des chanteurs qui devinrent de plus en plus hésitantes, puis se turent. Tous les yeux se braquèrent sur la montagne de feu qui avait été jadis le Sierra Gold Pan Truck Stop. Alors on entendit des hurlements… Des hurlements d’outre-tombe, des râles d’agonie montant des flammes. Mais ils cessèrent rapidement et il n’y eut plus que le crépitement énorme de l’incendie…